La mode ou l’art de la réinvention

 

Alors que de grandes maisons parisiennes accueillent de nouveaux directeurs artistiques, la question de l’évolution créative est plus que jamais d’actualité.

Des jeux de matières sophistiqués et poétiques chez Lanvin, le 28 septembre à Paris. Francois Mori / AP

Des jeux de matières sophistiqués et poétiques chez Lanvin, le 28 septembre à Paris. Francois Mori / AP

Première publication Le Monde

Chez Lanvin, Bouchra Jarrar n’a pas la tâche facile : elle prend la suite du très aimé Alber Elbaz, parti à l’automne 2015 dans un contexte conflictuel. La créatrice française s’est fait connaître grâce à ses collections haute couture modernes et épurées où la rigueur des coupes empruntées au répertoire masculin croise des jeux de matières sophistiqués et poétiques. Comme la fondatrice de la maison, elle est déterminée, indépendante et appose d’emblée sa signature sur la nouvelle allure Lanvin ; le noir et blanc, les vestes et pantalons tailleurs, les blousons de cuir aux coupes acérées, et ces broderies de plumes qui créent des paysages sur les épaules : c’est elle.

A cette rigueur gracieuse s’ajoute une nouvelle féminité. La transparence et la nonchalance sont partout : des ensembles façon pyjamas rayés aux robes à plissés et broderies asymétriques en passant par les blouses de mousseline à plastron immaculé. L’or éteint d’un jersey fluide, les grosses roses anglaises sur une robe longue, l’éclat électrique d’un violet mat ajoutent d’autres tonalités à cette nouvelle petite musique Lanvin qui parle, avec justesse, à différents types de femmes.

Des tailleurs minijupes aux volumes graphiques et souples chez Olivier Theyskens, le 27 septembre à Paris. G. Giannoni/ WWD /Shuttersto/ SIPA

Le Belge Olivier Theyskens s’y connaît en réinventions. A la tête de sa propre maison, chez Nina Ricci ou chez Rochas, à New York chez Theory, son style a connu de multiples incarnations. Après deux ans de silence, le créateur revient avec son propre label. Ce nouveau chapitre très personnel est autofinancé, la pression est maximale. Montrée en petit comité, sa première collection paraît être la somme maîtrisée de toutes ses expériences. Les tailleurs minijupes aux volumes graphiques et souples, les grandes vestes ou les minirobes de crêpe noir mat, les longs manteaux à taille fine témoignent avec une certaine poésie du pragmatisme qu’il a gagné à l’école de la mode américaine. Dans le colorama entre ciel du Nord et asphalte, les textures feuilletées et brumeuses, les robes du soir à bustier architecturé et traîne brodée ton sur ton, on retrouve aussi le romantisme un peu sombre qui l’a fait connaître. L’association de ces deux effets dissonants fonctionne, car elle ressemble à ce qu’est devenu ce talentueux créateur que Paris retrouve avec plaisir.

John Galliano est, lui, un vrai survivant. Le sensible et surdoué Anglais a longtemps brillé chez Christian Dior avant que dérives et scandale ne brisent sa trajectoire. Réhabilité, il a pris la direction artistique de Maison Margiela, griffe belge au pedigree arty aujourd’hui propriété du groupe OTB de Renzo Rosso.

Là, Galliano a retrouvé ses forces créatives. Il multiplie les déconstructions dont seul est capable un grand technicien. Sa collection d’été raconte le périple d’une exploratrice drapée dans un trench disséqué et remonté en carapace gracieuse ; chic et étrange en veste à carreaux ceinturée, jupe à paillettes et bas de latex. Il manie subtilement le trivial et le glamour, invente une poésie urbaine qui s’allège chaque saison pour mieux distinguer le prêt-à-porter de la haute couture. L’œuvre d’un créateur serein, qui travaille à l’écart des projecteurs.

Toutes les réinventions ne sont pas faciles à mener. Chez Courrèges, le duo Arnaud Vaillant et Sébastien Meyer a commencé par multiplier les variations sur des pièces Courrèges iconiques, avant de tenter, cette saison, une approche plus personnelle. Microrobes soufflées, combinaisons de maille façon plongée, grands pantalons à paillettes, minivestes rayées, bustiers en PVC, etc. : il y a beaucoup d’idées, réalisées de manière imprécise, dans un esprit trop proche du Balenciaga conceptuel de Nicolas Ghesquière. Peut-être les créateurs sont-ils trop jeunes ? Pour réinventer une marque de cette envergure, il faut avoir eu le temps de « s’inventer » soi-même.

Un esprit libre et neuf flotte chez Lemaire, le 28 septembre à Paris. Lemaire

Un esprit libre et neuf flotte chez Lemaire, le 28 septembre à Paris. Lemaire

Parfois, se réinventer consiste à renouveler son propre vocabulaire, dans l’espace créatif que l’on a soi-même défini. C’est ce que font joliment Sarah-Linh Tran et Christophe Lemaire aux manettes de la griffe Lemaire. Chez eux, on retrouve la précision qui fait leur signature : denim japonais, détails pratiques empruntés à des tenues de travail, coupes amples et précises, palette de verts, ocres ou bleus pâles remarquables. A cela s’ajoutent de nouvelles textures féminines et fraîches : hauts en chintz froncé, petite robe en maille, superpositions d’imprimés inédits, jupes finement plissées… Un esprit libre et neuf flotte sur la collection, une nouvelle voie est ouverte qui ravit.

L’ambiance est plus recueillie chez Dries Van Noten, designer belge cultivé, raffiné et voyageur. Dans un décor saisissant de fleurs prisonnières de blocs de glace qui fond avec le temps et la chaleur (des œuvres de l’artiste japonais Azuma Makoto), ses silhouettes passent, mêlant influences victorienne et japonaise, matières précieuses et brutes. Kimono et col de perles qui caresse les motifs chrysanthèmes et le lin couleur dune, tailleur masculin aux volumes retravaillés : le mix « à la Dries » est là mais en demi-teinte. Le créateur ne prend pas de risques alors qu’il excelle dans un registre plus intense et débridé. C’est pourtant dans cette zone hors confort que jaillit la vraie création.

par Carine Bizet