Interview mode : la ligne claire de Bouchra Jarrar

 

Le cheminement limpide de Bouchra Jarrar

Première parution Pure Trend

Elle est montée de Nice à Paris, après des études d'histoire de l'art, et une école de style, Duperré en pleine capitale. La mode ? Ce n'était pas obligatoirement dans le Vogue qu'elle la cherchait mais sur la base d'un vêtement, une surface plane qu'elle n'a eu de cesse de travailler depuis. Après avoir été directrice studio de Balenciaga auprès de Nicolas Ghesquière, Bouchra Jarrar s'est lancée dans l'aventure en solo, une composition presque solitaire où son propre chemin passe par dompter la courbe, le volume et la forme du vêtement. Et quelques références signées : du marine, du beige, du noir et une obsession du décolleté, de l'ouverture. Avec sa troisième collection, présentée en janvier dernier, Bouchra Jarrar confirme sa lignée minimaliste avec en arrière-pensée la droiture d'une élégance qui s'écarterait de toutes contingences moins rationnelles, disons. Aucun effet ostentatoire, peu de décor dans les vêtements de Bouchra Jarrar ; un juste équilibre qui tend vers un artisanat fort coupé avec la technique de l'industrialisation. La bande-son de son défilé confirmait cette ligne de conduite : " Je veux être aimé pour moi-même / et non pour mes ornements " chantait Brigitte Fontaine. Un défi. Paquita Paquin l'a interrogé sur cette vision.

C'est seulement avec votre 3éme collection que nous découvrons votre talent de tailleur, pourquoi ?

Si je ne pouvais plus faire de la qualité dans ma création, j'arrêterai. En fait je me suis permise cette ouverture vers le tailleur, qui correspondait à une attente, parce que j'ai pu financer à nouveau ma troisième collection grâce à la seconde que nous avons bien vendue.Ce sont des choses que je sais faire, mais il me faut les moyens pour travailler avec des personnes très compétentes. Je place la main au dessus de tout. Je fonctionne comme un couturier et, dans une chaîne de production, il faut que je produise avec une qualité équivalente à celle de mes prototypes.

Tout est produit en France ?

Oui, La production se fait en province : deux ateliers pour le flou et un pour le tailleur. Ils sont tenus par des personnes admirables, des unités qui produisent les plus jolies marques en France. Nous avons des merveilles en France, cela a un coût aussi, mais je suis sûre que la réalisation sera le reflet de mon idée. C'est important ! Je suis dans la joie et l'amour de ce que je fais, ensuite il y a toutes les difficultés d'une entreprise mais cela c'est ma part personnelle, mon choix de vie.

Par quelle école êtes-vous passée ?

J'ai étudié l'histoire de l'art en fac de lettres à Nice et j'ai enchaîné avec la seule école publique qui ait une section styliste : l'école supérieure des Arts Appliqués Duperré. Je suis montée à Paris et j'ai réussi le concours d'entrée. J'y suis restée trois ans.

C'était indispensable de faire une école ?

Quand on arrive de province et qu'on s'est fait seule sa propre culture mode, ça n'a pas la même dimension. La province m'a préservée du côté 'bling bling' qui ne me plait pas dans ce milieu. Je me suis concentrée sur le métier de la couture, celui de l'ancien couturier, celui qui sait coudre. Je sais coudre et j'ai toujours aimé ça, je faisais des robes aux femmes de ma famille sans connaître le magazine Vogue. C'était très concret et sain.

Vous saviez très jeune que vous en feriez votre métier ?

J'ai été en contact avec la matière très tôt, j'avais déjà une grande concentration pour la couture, j'ai souvenir d'aller avec mes soeurs acheter les tissus, des moments qui dans ma mémoire restent des moments de fête. Très vite j'ai pris conscience qu'on pouvait réaliser notre propre mode, s'habiller faire ce qu'on voulait mais sans avoir conscience de la mode. J'étais une petite fille timide, alors je me suis construit un univers couture, je pensais que c'était possible de créer le plus simplement du monde, avec les outils essentiels : la machine à coudre une paire de ciseaux et un fer à repasser.

Ma motivation résidait dans la magie de faire un vêtement et non pas dans le monde de la mode que je n'ai découvert qu'à 17-18 ans. C'est encore ce qui me fascine aujourd'hui : comment partir d'un tissu à plat et le mettre en volume. Je crois que j'ai monté ma griffe pour ce plaisir-là.

Qui admirez vous dans ce métier ?

Les grands ! J'ai un énorme respect pour eux. C'est vers 18 ans, que j'ai pris conscience de Mr Yves Saint Laurent, de la poésie de la couture et de la place de Paris. L'histoire de Coco Chanel m'a fascinée. Pierre Cardin me faisait rêver, Courrèges aussi, Je connaissais leur histoire et cela m'a boosté pour venir à Paris où j'ai découvert Azzedine Alaïa - le seul couturier restant en France.

Que faisiez-vous chez Balenciaga?

A 26 ans, je suis rentrée chez Balenciaga et j'y suis restée dix ans dans l'expérience intéressante de directrice de studio. J'avais connu Balenciaga, du temps de Josephus Thimister. Ensuite, Nicolas Ghesquière m'a proposé de l'accompagner. J'ai dit oui car on sait quand quelqu'un a du talent, on devine les personnes brillantes. Mais je sais aussi me détacher des choses si l'on me confie une direction artistique,. A côté de ma griffe, je peux complètement l'assumer au sens que je peux apporter quelque chose dans le respect du nom pour lequel je travaillerais.

Dans votre signature il y a ce gros grain rayé noir et blanc qui me faisait penser au ruban des demoiselles de la légion d'honneur

J'aime cette image. Vos mots évoquent une certaine dignité. Ce ruban est celui de ma griffe, il accompagne de nombreux supports de ma charte graphique ...

Votre créativité ne part pas dans tous les sens, vous avez attendu la 3éme collection ajouter une troisième couleur à l'ivoire et au noir.

Ma création s'inscrit, et de façon instinctive, dans une logique. Il est important pour moi d'apporter une lecture claire, évidente. Cela fait partie de ma compétence, de ma façon d'être et de fonctionner. Et puis c'est la moindre des choses de ne pas partir dans tout les sens lorsqu'on propose une garde-robe.

Vous aimez la coupe, la géométrie, les couleurs plutôt neutres.

Je suis passionnée de mode, de couture, et la coupe est très importante pour moi, c'est une quête perpétuelle .La géométrie est ma base de travail.

Vous progressez doucement mais surement pourquoi ?

C'est mon mode naturel de fonctionnement, je suis une endurante du moins c'est ce que l'on dit de moi. Je ne triche pas, c'est dans ma nature.

Par quoi en général vous laissez-vous inspirer ?

Je commence toujours une collection par la matière et l'air du temps : voilà mes inspirations. Je n'ai pas d'inspirations en images, je ne ressens pas ça ! C'est " aujourd'hui " qui m'intéresse, ce dont une femme a envie. La mode que je propose naît de l'intuition, d'un ressenti instinctif. Mon inspiration première est Paris, et puis mon environnement : ce que j'observe et comprends, c'est la façon dont une femme fonctionne avec sa garde-robe. Une de mes autres inspirations , c'est l'élégance : un vêtement doit être élégant !

Des perspectives de croissance ? Un financier ?

Oui la situation me l'impose. Nous sommes pas mal approchés, mais je recherche avant tout l'intelligence, une personne vraiment du métier. Pas celle qui prétend savoir ( il y en a beaucoup trop des comme ça!) celle qui sait parce que c'est sa compétence. Pas le mauvais conseiller ou consultant qui n'a qu'une pratique superficielle de la mode. Nous avons fait 2 belles rencontres déjà mais je dois me décider, et prendre surtout le temps de la bonne mesure, de la bonne Alchimie .

Finalement vous avez eu la reconnaissance assez tôt dans votre carrière ?

Attendez, je commence tout juste...Je reçois cette reconnaissance comme un immense encouragement.

Vous adorez l'effet 'renard '?

Je suis fasciné par tout ce qui est "peau" donc le cuir, la fourrure me sont très précieux dans mes collections. J'aime créer à partir de ces matières avec lesquelles je sens réellement que je fais progresser mes recherches en créativité.

Le bijou ?

Vous savez que ce fut ma seconde expérience dans la mode ? Le bijou ? J'y ai gouté en 1995 en explorant le champ des possibles chez Jean Paul Gaultier. J'ai aimé travailler l'infiniment petit. Je ne pense bijou que s'il accompagne mon vêtement et ma silhouette. Ceux de ma seconde collection s'inscrivaient très naturellement avec mes décolletés V. Une de mes signatures ...

par Paquita Paquin