Eloge de la ligne

 

A l’exemple des grands noms qui ont marqué l’histoire, les couturiers actuels, de Karl Lagerfeld à Bouchra Jarrar, cherchent à incarner leur style dans une silhouette.

Défilé Bouchra Jarrar, le 21 janvier à Paris. AP/Zacharie Scheurer

Défilé Bouchra Jarrar, le 21 janvier à Paris. AP/Zacharie Scheurer

Première parution Le Monde

Coco Chanel, Christian Dior, Cristobal Balenciaga, Yves Saint Laurent : les plus grands couturiers ont tous inventé une silhouette qui est devenue leur signature. Cet art de la ligne reste un critère important dans la haute couture du XXIe siècle. Grâce aux compétences des ateliers, les créateurs poussent le plus loin possible cet exercice de graphisme anatomique pour marquer leur territoire.

Quand il s’agit d’inventer, on peut toujours compter sur Karl Lagerfeld qui ne s’est jamais endormi sur l’héritage Chanel. Ce n’est pas parce qu’on réfléchit à la mode et à la modernité qu’il faut se prendre au sérieux. Il joue donc régulièrement au metteur scène et propose un décor de boîte de nuit : le Cambon Club et son orchestre, avec Sébastien Tellier au piano.

Mais le couturier a surtout dessiné une silhouette moderne, épurée et féminine : des épaules arrondies sur un haut court, une taille corsetée qui glisse par-dessous, puis une jupe mi-longue. Aucune structure n’est visible sous les faux tweeds faits de broderies de soie, des tulles habillés de perles et de plumes, des satins granités de cristaux, déclinés dans des pastels délicats mais pas sirupeux. Des baskets de soie et dentelles réalisées par le bottier Massaro donnent une allure dynamique et fraîche aux filles qui dévalent littéralement l’escalier. Cette silhouette phare partage la vedette avec quelques tailleurs pantalons ultra-souples et des robes du soir à doubles strates brodées qui créent l’illusion de corps dévoilés à travers une colonne d’eau. Dans ce luxe à la fois caché et spectaculaire, élégant et nonchalant, réside toute la force d’invention de Karl Lagerfeld, cette originalité chaleureuse qui ne fédère pas que les clientes couture.

Chez Vionnet, le patrimoine est imposant mais un peu oublié. Madeleine Vionnet a pourtant été la star des années 1920 et 1930 avec ses robes drapées de vestales, si modernes qu’elles n’ont rien perdu de leur grâce. La maison appartient désormais à une milliardaire kazakhe qui a confié à Hussein Chalayan une nouvelle ligne de demi-couture (formule intermédiaire entre prêt-à-porter et couture). Ce créateur au style radical et conceptuel appartient à la génération de Britanniques qui a émergé dans les années 1990. Dès sa première collection, il évite le look « échappé du musée ».

Ses robes colonnes en feuilleté d’organza, en patchworks de mousseline et de satins plissés soleil ont une allure de sculptures abstraites ou de vestales arty. Reste à prouver sur la durée la pertinence de cet exercice.

Tracer sa ligne avec dextérité est encore plus crucial quand on n’est pas à la tête d’une maison illustre. C’est ce que parvient à faire la subtile Bouchra Jarrar. La créatrice s’est fait un nom grâce à ses tailleurs pantalons aux coupes précises, son sens du chic simple, inspiré des vestiaires de garçons. Pour l’été, elle poursuit son œuvre d’épure.

On retrouve avec plaisir ses vestes-fracs, ses manteaux-blousons zippés en drap de laine anglaise ou taillés dans un faux tweed sec et graphique. Des pantalons à pinces ou droits et extra-longs étirent cette silhouette presque martiale. La créatrice avance aussi sur d’autres voies. Ses incrustations de bandes de plumes aux teintes changeantes, de castor mi-crème mi-moka, des cristaux aux éclats glacés et changeants donnent une profondeur sensuelle et sophistiquée à sa rigueur et offrent une nouvelle dimension à sa silhouette en voie de mutation subtile.

Alexandre Vauthier fait également ses gammes. Ce créateur qui s’est fait un nom grâce à un glamour flamboyant (Rihanna et Beyoncé adorent) traduit son style dans une silhouette que l’on n’oublie pas et qui rappelle les grandes heures de Thierry Mugler chez lequel il a travaillé : épaules marquées, taille fine et jupes qui dévoilent des jambes d’amazones.

Pour l’été 2014, ses vestes et blousons de soie et cuir, ses ceintures-corsets en cordelettes de soie tressées suivent cette ligne carrossée. Jupes fuselées, leggings de dentelles, longues robes asymétriques fluides ou feuilletées rehaussées de bijoux cloutés or donnent de la variété à cette allure qui garde son identité.

La Russe Ulyana Sergeenko a signé son premier show couture parisien il y a seulement deux ans. Difficile de définir sa silhouette en termes de lignes, elle relève plutôt d’une atmosphère voyageuse en voie de disparition depuis le départ de John Galliano.

Sur fond de bruit de train transsibérien, ses silhouettes de femmes fatales arrivent drapées-moulées dans des tailleurs ou des manteaux peignoirs de satin, des combinaisons pantalons aux couleurs bijoux et des robes trois quarts à bustes corsetés. Plus cultivée que sexy, cette femme-là est presque d’un autre temps. Son vestiaire est encore « en construction », mais il ne manque pas de charme. Une qualité précieuse, même si elle n’amène pas à révolutionner la mode.

Par Carine Bizet