Bouchra Jarrar : "je crée un vestiaire global"

 

A l’écart de la frénésie du milieu, la créatrice affirme son style androgyne et intemporel.

Bouchra Jarrar, en janvier 2012, à l'issue de la présentation de sa collection printemps-été 2012. AFP/PIERRE VERDY

Bouchra Jarrar, en janvier 2012, à l'issue de la présentation de sa collection printemps-été 2012. AFP/PIERRE VERDY

Première parution Le Monde

Dans une industrie de la mode obnubilée par la nouveauté et le jeunisme, dominée par des groupes puissants, Bouchra Jarrar a tout fait à l’envers. Cette Française a passé de longues années à peaufiner son expertise dans les studios d’autres créateurs, notamment Nicolas Ghesquière chez Balenciaga ou Christian Lacroix. En 2010, à 40 ans, elle s’est lancée en indépendante, dans un climat économique grisâtre et sur le territoire de la haute couture, pour revisiter un exercice délaissé : la couture de jour portable dans la rue.

Alors que la plupart des créateurs multiplient les collections jusqu’à l’étourdissement, elle s’en tient à sa formule : un vestiaire par saison, fabriqué avec soin en France. En moins de quatre ans, la griffe a trouvé son public grâce à une silhouette radicale et familière à la fois. Subtilement androgyne, intemporelle, très parisienne même aux yeux des « vrais » Parisiens, elle incarne une allure couture moderne et originale face aux jeunes marques françaises qui cultivent une ligne plus basique.

Comment se sent-on face aux cycles de plus en plus rapides de la mode quand on évolue, comme vous, à un autre rythme ?

J’ai goûté à ce système. Je l’ai servi loyalement pendant des années, mais je ne m’y retrouvais plus. Je crois que pour un acheteur professionnel ou un client, c’est très lassant de recevoir de nouvelles propositions toutes les dix secondes. Et quand on regarde bien, beaucoup de choses se ressemblent. J’ai décidé de procéder autrement, en créant un vestiaire global qui rassemble chaque saison la collection haute couture, le prêt-à-porter et des pièces « premier prix » conçues avec les mêmes exigences de matière, de coupes et de couleurs, mais en ayant recours à d’autres méthodes. La « bonne » industrialisation est une chose formidable qui permet de réaliser un vêtement qui sort tout de suite avec les piqûres bien tendues. Cela me plaît que tout se croise dans le showroom. Il n’y a pas de hiérarchie, de sous-lignes, car je ne m’adresse pas à des « sous-femmes ». Au regard de la taille de l’entreprise, la proposition est importante, soixante à soixante-dix références, mais tous les essentiels sont là.

A-t-il été difficile de vous faire une place ?

Il y a tellement de marques, c’est une jungle terrible. Mais je n’aurais pas persévéré si on ne m’avait pas laissé d’espace. Il me fallait trouver une façon différente de m’exprimer. Je l’ai fait très naturellement, avec mon savoir, mes 40 ans. En fondant la maison, j’ai tout de suite mis sur pied une organisation précise, car je n’aime pas le stress et je voulais que tout soit calé, sentir une équipe épanouie. Il est également important d’avoir un vrai univers, une signature qui fait office de repère. Les femmes aiment suivre une histoire. Pour moi, ce n’est pas du luxe, le mot est trop galvaudé, mais du haut de gamme.

La mode est composée de différentes gammes, et autant choisir celle qui nous correspond le mieux. J’aime cette idée de hauteur ! Cela oblige à renoncer à beaucoup de choses : j’aurais pu gagner énormément d’argent en faisant très vite mille autres projets.

Comment ces principes prennent-ils forme dans l’atelier ?

Je suis en train d’imaginer la prochaine collection couture, qui est le point de départ de tout le reste. Je commence par des pièces entièrement faites à la main, dans les règles de l’art, avec des artisans remarquables : j’aime ce côté concret. C’est quand on tire le réel vers le rêve que cela devient intéressant pour moi. C’est important de sentir la « main » dans le vêtement. Plongée dans les matières, je suis heureuse. J’aime retrouver mes artisans tôt le matin, recevoir les essais laboratoire. Je réfléchis ensuite à la forme : quand je pense matière, je pense forme, et quand je touche, les matériaux, je pense à la couleur.

En dehors du savoir-faire, de quoi se nourrit votre style ?

Tout ce qui se rapporte au masculin, comme des matières destinées habituellement aux hommes, m’inspire pour mieux arriver à une forme de féminité. Les clichés sur la féminité m’ennuient. Je préfère ce qui a du caractère et reflète l’époque. Aujourd’hui, nous sommes obligées d’être les deux à la fois : homme et femme, parce que je crois que foncièrement c’est notre nature. Je rêve de faire de la mode masculine, et je procéderai de la même manière que pour la mode féminine, en inversant la problématique. Je cherche aussi à installer une silhouette qui n’a pas besoin d’accessoires pour être cohérente. Au vu de ce qui se passe dans l’industrie de la mode, cela peut paraître fantasque de ne pas privilégier les sacs, mais ce n’est pas mon but pour l’instant.

Comment avez-vous réussi à séduire les clientes sans les « outils » traditionnels que sont les campagnes publicitaires ou le recours à des égéries ?

Il est important d’être dans le dialogue et l’échange. La mode est un joli vecteur de messages : avec les vêtements, on ressent des choses qui se révèlent au contact sur la peau, dans le miroir. Je crée des vêtements pour que les femmes se les approprient et se sentent bien. J’aime l’allure et la décontraction, et je trouve que la mode doit aussi apporter cela à une femme qui a du mal à trouver son style, sa place. Un col bien posé, une ligne de veste, tout cela doit aider à se redresser. Au fond, c’est cela la vie : savoir se redresser.

Par Carine Bizet